Pour le PriMed, nous te demandons de critiquer trois documentaires sur ce blog. Je vous propose ici un texte mythique de l'histoire du cinéma: celui écrit par François Truffaut qui dénonce le classicisme du cinéma français. Un texte marquant pour la nouvelle vague qui fit scandale.
"DIX OU DOUZE FILMS...
Si le Cinéma Français existe par une centaine de films chaque année, il est bien
entendu que dix ou douze seulement méritent de retenir l'attention des critiques
et des cinéphiles, l'attention donc de ces Cahiers. Ces dix ou douze films constituent
ce que l'on a joliment appelé la Tradition de la Qualité, ils forcent par leur
ambition l'admiration de la presse étrangère, défendent deux fois l'an les couleurs
de la France à Cannes et à Venise où, depuis 1946, ils raflent assez régulièrement
médailles, lions d'or et grands prix. Au début du parlant, le cinéma Français
fut l'honnête démarquage du cinéma américain. Sous l'influence de Scarface nous
faisions l'amusant Pépé le Moko. puis le scénario Français dut à Prévert le plus
clair de son évolution, Quai
des brumes de Marcel Carné reste le chef d'oeuvre de l'école dite du réalisme
poétique. La guerre et l'après-guerre ont renouvelé notre cinéma. Il a évolué
sous l'effet d'une pression interne, et au réalisme poétique - dont on peut dire
qu'il mourrut en refermant derrière lui Les portes de la nuit - s'est substitué
le réalisme psychologique, illustré par Claude Autant-Lara, Jean Delannoy, René
Clément, Yves Allégret et Marcel Pagliero.
DES
FILMS DE SCENARISTES
Si l'on veut bien se
souvenir que Delannoy a tourné naguère Le Bossu et La Part de l'ombre, Claude
Autant-Lara Le Plombier amoureux et Lettres d'amour, Yves Allégret La Boîte aux
rêves et Les Démons de l'aube, que tous ces films sont justement reconnus comme
des entreprises strictement commerciales, on admettra que les réussites ou les
échecs de ces cinéastes étant fonction des scénarios qu'ils choisissent, La Symphonie
pastorale, Le Diable au corps, Jeux interdits, Manèges, Un homme marche dans la
ville sont essentiellement des films de scénaristes. Et puis l'indiscutable évolution
du cinéma français n'est-elle pas due essentiellement au renouvellement des scénaristes
et des sujets, à l'audace prise vis-à-vis des chefs-d'oeuvre, à la confiance,
enfin, faite au public d'être sensible à des sujets généralement qualifiés de
difficiles? C'est pourquoi il ne sera question ici que des scénaristes, ceux qui,
précisément, sont à l'origine du réalisme psychologique au sein de la Tradition
de la Qualité : Jean Aurenche et Pierre Bost, Jacques Sigurd, Henri Jeanson (nouvelle
manière), Robert Scipion, Roland Laudenbach, etc...
NUL N'IGNORE PLUS AUJOURD'HUI...
Après
avoir tâté de la mise en scène en tournant deux courts métrages oubliés, Jean
Aurenche s'est spécialisé dans l'adaptation. En 1936 il signait, avec Anouilh,
les dialogues de Vous n'avez rien à déclarer et Les Dégourdis de la 11e. Dans
le même temps Pierre Bost publiait à la N.R.F. d'excellents petits romans. Aurenche
et Bost firent équipe pour la première fois en adaptant et dialoguant "Douce",
que mit en scène Claude Autant-Lara. Nul n'ignore plus aujourd'hui qu'Aurenche
et Bost ont réhabilié l'adaptation en bouleversant l'idée que l'on en avait, et
qu'au vieux préjugé du respect à la lettre ils ont substitué, dit-on, celui contraire
du respect à l'esprit, au point qu'on en vienne à écrire cet audacieux aphorisme
: "Une adaptation honnête est une trahison" (Carlo Rim, "Travelling et Sex-appeal").
DE
L'EQUIVALENCE..
De l'adaptation telle
qu'Aurenche et Bost la pratiquent, le procédé dit de l'équivalence est la pierre
de touche. Ce procédé suppose qu'il existe dans le roman adapté des scènes tournables
et intournables et qu'au lieu de supprimer ces dernières (comme on le faisait
naguère) il faut inventer des scènes équivalentes, c'est-à-dire telles que l'auteur
du roman les eût écrites pour le cinéma. "Inventer sans trahir", tel est le mot
d'ordre qu'aiment à citer Jean Aurenche et Bost, oubliant que l'on peut aussi
trahir par omission. Le système d'Aurenche et Bost est si séduisant dans le l'énoncé
même de son principe, que nul n'a jamais songé à en vérifier d'assez près le fonctionnement.
C'est un peu ce que je me propose de faire ici. Toute la réputation d'Aurenche
et Bost est établie sur deux points précis :
1) La fidélité à l'esprit des
oeuvres qu'ils adaptent;
2) Le talent qu'ils y mettent.
CETTE
FAMEUSE FIDELITE...
Depuis 1943 Aurenche
et Bost ont adapté et dialogué ensemble : "DOUCE" de Michel Davet. "LA SYMPHONIE
PASTORALE" de Gide, "LE DIABLE AU CORPS" de Radiguet, "UN RECTEUR A L'ILE DE SEIN"
(DIEU A BESOIN DES HOMMES) de Queffelec, "LES JEUX INCONNUS" (JEUX INTERDITS)
de François Boyer, "LE BLE EN HERBE" de Colette. De plus ils ont écrit une adaptation
du "JOURNAL D'UN CURE DE CAMPAGNE" qui n'a jamais été tournée, un scénario sur
"JEANNE D'ARC" dont une partie seulement vient d'être réalisée (par Jean Delannoy)
et enfin scénario et dialogues de L'AUBERGE ROUGE (mis en scène par Claude Autant-Lara).
On aura remarqué la profonde diversité d'inspiration des oeuvres et des auteurs
adaptés. Pour accomplir ce tour de force qui consiste à rester fidèle à ,l'esprit
de Michel Davet, Gide, Radiguet, Queffelec, François Boyer, Colette et Bernanos,
il faut posséder soi-même, j'imagine, une souplesse d'esprit, une personnalité
démultipliée peu communes ainsi qu'un singulier éclectisme.
Il faut aussi
considérer qu'Aurenche et Bost sont amenés à collaborer avec les metteurs en scène
les plus divers; Jean Delannoy, par exemple, se conçoit volontiers comme un moraliste
mystique. Mais la menue bassesse du GARCON SAUVAGE, la mesquinerie de LA MINUTE
DE VERITE, l'insignifiance de LA ROUTE NAPOLEON montrent assez bien l'intermittence
de cette vocation. Claude Autant Lara, au contraire, est bien connu pour son non-conformisme,
ses idées "avancées", son farouche anti-cléricalisme; reconnaissons à ce cinéaste
le mérite de rester toujours, dans ses films, honnête avec lui-même. Pierre Bost
étant le technicien du tandem, c'est à Jean Aurenche que semble revenir la part
spirituelle de la commune besogne.
Elevé chez les jésuites, Jean Aurenche
en a gardé tout à la fois la nostalgie et la révolte. S'il a flirté avec le surréalisme,
il semble avoir sympathisé avec les groupes anarchistes des années trente. C'est
dire combien sa personnalité est forte, combien aussi elle paraît incompatible
avec celles de Gide, Bernanos, Queffelec, Radiguet. Mais l'examen des oeuvres
nous renseignera sans doute davantage.
L'Abbé Amédée Ayffre a su très bien
analyser LA SYMPHONIE PASTORALE et définir les rapports de l'oeuvre écrite à l'oeuvre
filmée : "Réduction de la foi à la psychologie religieuse chez Gide, réduction
maintenant de celle-ci à la psychologie tout court... A cet abaissement qualitatif
va correspondre maintenant, selon une loi bien connue des esthéticiens, une augmentation
quantitative. On va ajouter de nouveaux personnages : Piette et Casteran, chargés
de représenter certains sentiments. La tragédie devient drame, mélodrame."
Ce qui me gêne dans ce fameux procédé de l'équivalence c'est que je ne suis pas
certain du tout qu'un roman comporte des scènes intournables, moins certain encore
que les scènes décrétées intournables le soient pour tout le monde. Louant Robert
Bresson de sa fidélité à Bernanos, André Bazin terminait son excellent article
: La stylistique de Robert Bresson, par ces mots : "Après le journal d'un curé
de campagne, Aurenche et Bost ne sont plus que les Viollet-Leduc de l'adaptation."
Tous ceux qui admirent et connaissent bien le film de Bresson se souviennent
de l'admirable scène du confessionnal où le visage de Chantal "a commencé d'apparaître
peu à peu, par degré" (Bernanos). Lorsque, plusieurs années avant Bresson, Jean
Aurenche écrivit une adaptation du "journal", refusée par Bernanos, il jugea intournable
cette scène et lui substitua celle que nous reproduisons ici.
"-Voulez-vous
que je vous entende ici ? (il désigne le confessionnal).
-Je ne me confesse
jamais.
-Pourtant, vous vous êtes bien confessé hier puisque vous avez communié
ce matin ?
-Je n'ai pas communié. Il la regarde, très surpris.
-Pardonnez-moi,
je vous ai donné la communion. Chantal s'écarte rapidement vers le prie-Dieu qu'elle
occupait le matin.
-Venez voir. Le curé la suit. Chantal lui désigne le livre
de messe qu'elle y a laissé.
-Regardez dans ce livre, Monsieur. Moi, je n'ai
peut-être plus le droit d'y toucher. Le curé, très intrigué, ouvre le livre et
découvre entre deux pages l'hostie que Chantal y a crachée. Il a un visage stupéfait
et bouleversé.
-J'ai craché l'hostie, dit Chantal.
-Je vois, dit le
curé d'une voix neutre.
-Vous n'avez jamais vu ça, n'est-ce-pas ? dit Chantal,
dure, presque triomphante.
-Non, jamais, dit le curé très calme en apparence.
-Est-ce que vous savez ce qu'il faut faire ? Le curé ferme les yeux un court
instant. Il réfléchit ou il prie.
Il dit : -C'est très simple à réparer,
Mademoiselle. Mais c'est horrible à commettre. Il se dirige vers l'autel, en portant
le livre ouvert. Chantal le suit.
-Non, ce n'est pas horrible. Ce qui est
horrible c'est de recevoir l'hostie en état de péché.
-Vous étiez donc en
état de péché ?
-Moins que d'autres, mais eux ça leur est égal.
-Ne
jugez pas.
-Je ne juge pas, je condamne, dit Chantal avec violence.
-Taisez-vous devant le corps du Christ ! Il s'agenouille devant l'autel, prend
l'hostie dans le livre et l'avale."
Une discussion sur la foi oppose au milieu
du livre le curé et un athée obtus nommé Arsène : "Quand on est mort, tout
est mort". Cette discussion, dans l'adaptation sur la tombe du même curé, entre
Arsène et un autre curé, termine le film. Cette phrase : "Quand on est mort,
tout est mort", devait être la dernière réplique du film, celle qui porte, la
seule peut-être que retient le public. Bernanos ne disait pas pour conclure :
"Quand on est mort, tout est mort", mais : "Qu'est-ce que cela fait, tout est
grâce".
"Inventer sans trahir", dites-vous, il me semble à moi qu'il s'agit
là d'assez peu d'invention pour beaucoup de trahison. Un détail encore ou deux.
Aurenche et Bost n'ont pu faire Le journal d'un curé de campagne parce que Bernanos
était vivant. Robert Bresson a déclaré que, Bernanos vivant, il eut pris avec
l'oeuvre plus de liberté. Ainsi l'on gêne Aurenche et Bost parce qu'on est en
vie, mais l'on gêne Bresson parce que l'on est mort.
LE
MASQUE ARRACHE...
De la simple lecture de
cet extrait, il ressort :
1) Un souci d'infidélité
à l'esprit comme à la lettre constant et délibéré;
2) Un goût très marqué
pour la profanation et le blasphème.
Cette infidélité à l'esprit dégrade
aussi bien "Le diable au corps" ce roman d'amour qui devient un film anti-militariste,
anti-bourgeois, "La symphonie pastorale" une histoire de pasteur amoureux, Gide
devient du Béatrix Beck, "Un Recteur à l'île de Sein" dont on troque le titre
contre celui équivoque de Dieu a besoin des hommes, où les îliens nous sont montrés
comme les fameux "crétins" du Terre sans fin de Buñuel.
Quant au goût du blasphème,
il se manifeste constamment, de manière plus ou moins insidieuse, selon le sujet,
le metteur en scène, voire la vedette.
Je rappelle pour mémoire la scène
du confessionnal de Douce, l'enterrement de Marthe dans Le Diable..., les hosties
profanées dans cette adaptation du "Journal d'un curé de campagne" (scène reportée
dans Dieu a besoin des hommes), tout le scénario et le personnage de Fernandel
dans L'Auberge rouge, la totalité du scénario de Jeux interdits (la bagarre dans
le cimetière).
Tout désignerait donc Aurenche et Bost
pour être des auteurs de films franchement anti-cléricaux, mais comme les films
de soutanes sont à la mode, nos auteurs ont accepté de se plier à cette mode.
Mais comme il convient - pensent-ils - de ne point trahir leurs convictions, le
thèse de la profanation et du blasphème, les dialogues à double entente, viennent
çà et là prouver aux copains que l'on sait l'art de "rouler le producteur" tout
en lui donnant satisfaction, rouler aussi le "grand public" également satisfait.
Ce procédé mérite assez bien le nom d'alibisme; il est excusable et son emploi
est nécessaire à une époque où il faut sans cesse feindre la bêtise pour oeuvrer
intelligemment, mais s'il est de bonne guerre de "rouler le producteur", n'est-il
pas quelque peu scandaleux de "re-writer" ainsi Gide, Bernanos, Radiguet?
En vérité, Aurenche et Bost travaillent comme tous les scénaristes du monde, comme
avant-guerre Spaack ou Natanson. Dans leur esprit, toute histoire comporte les
personnages A, B, C, D. A l'intérieur de cette équation, tout s'organise en fonction
de critères connus d'eux seuls. Les coucheries s'effectuent selon une symétrie
bien concertée, des personnages disparaissent, d'autres sont inventés, le script
s'éloigne peu à peu de l'original pour devenir un tout, informe mais brillant,
un film nouveau, pas à pas, fait son entrée solennelle dans la Tradition de la
Qualité.
SOIT, ME DIRA-T-ON...
On me dira : "Admettons qu'Aurenche et Bost soient
infidèles, mais nierez-vous aussi leur talent?" Le talent, certes, n'est pas fonction
de la fidélité, mais je ne conçois d'adaptation valable qu' écrite par un homme
de cinéma. Aurenche et Bost sont essentiellement des littérateurs et je leur reprocherai
ici de mépriser le cinéma en le sous-estimant. Ils se comportent vis-à-vis du
scénario comme l'on croit rééduquer un délinquant en lui trouvant du travail,
ils croient toujours avoir "fait le maximum" pour lui en le parant des subtilités,
de cette science des nuances qui font le mince mérite des romans modernes. Ce
n'est d'ailleurs pas le moindre travers des exégétes de notre art que de croire
l'honorer en usant du jargon littéraire. (N'a-t-on pas parlé de Sartre et de Camus
pour l'oeuvre de Pagliero, de phénoménologie pour celle d'Allégret?)
En
vérité, Aurenche et Bost affadissent les oeuvres qu'ils adaptent, car l'évidence
va toujours soit dans le sens de la trahison, soit de la timidité. Voici un bref
exemple : dans "Le Diable au corps" de Radiguet, François rencontre Marthe sur
le quai d'une gare, Marthe sautant, en marche, du train; dans le film, ils se
rencontrent dans l'école transformée en hôpital. Quel est le but de cette équivalence?
Permettre aux scénaristes d'amorcer les éléments anti-militaristes ajoutés à l'oeuvre,
de concert avec Claude Autant-Lara. Or il est évident que l'idée de Radiguet était
une idée de mise en scène, alors que la scène inventée par Aurenche et Bost est
littéraire. On pourrait, croyez-le bien, multiplier les exemples à l'infini.
IL
FAUDRAIT BIEN QU'UN JOUR...
Les secrets
ne se gardent qu'un temps, les recettes se divulguent, les connaissances scientifiques
nouvelles font l'objet de communications à l'Académie des Sciences et, puisqu'à
en croire Aurenche et Bost, l'adaptation est une science exacte, il faudrait bien
qu'un de ces jours ils nous apprissent au nom de quel critère, en vertu de quel
système, de quelle géométrie interne et mysterieuse de l'oeuvre, ils retranchent,
ajoutent, multiplient, divisent et "rectifient" les chefs-d'oeuvre? Une fois émise
l'idée selon quoi ces équivalences ne sont qu'astuces timides pour contourner
la difficulté, résoudre par la bande sonore des problèmes qui concernent l'image,
nettoyages par le vide pour n'obtenir plus sur l'écran que cadrages savants, éclairages
compliqués, photo léchée, le tout maintenant bien vivace la "tradition de la qualité",
il est temps d'en venir à l'examen de l'ensemble des films dialogués et adaptés
par Aurenche et Bost et de rechercher la permanence de certains thèses qui expliqueront
sans la justifier l'infidélité constante de deux scénaristes aux oeuvres qu'ils
prennent pour "prétexte" et "occasion". Résumés en deux lignes, voici comment
apparaissent les scénarios traités par Aurenche et Bost :
La Symphonie pastorale : Il est pasteur, il est marié. Il aime et n'en a pas le
droit.
Le Diable au corps : Ils font les gestes de l'amour et n'en ont pas
le droit.
Dieu a besoin des hommes : Il officie, bénit, donne l'extrême onction,
et n'en a pas le droit.
Jeux interdits : Ils ensevelissent et n'en ont pas
le droit.
Le Blé en herbe : Ils s'aiment et n'en ont pas le droit.
On
me dira que je raconte aussi bien le livre, ce que je ne nie pas. Seulement, je
fais remarquer que Gide a écrit aussi : "La Porte étroite", Radiguet : "Le Bal
du comte d'Orgel", Colette : "La Vagabonde", et qu'aucun de ces romans n'a tenté
Delannoy ou Autant-Lara.
Remarquons aussi que les scénarios, dont je ne crois
pas utile de parler ici, vont dans le sens de ma théorie : Au delà des grilles,
Le Château de verre, L'Auberge rouge... On voit l'habileté des promoteurs de la
Tradition de la qualité, à ne choisir que des sujets qui se prêtent aux malentendus
sur lesquels repose tout le système. Sous le couvert de la littérature - et bien
sûr de la qualité - on donne au public sa dose habituelle de noirceur, de non-conformisme,
de facile audace.
L'INFLUENCE
D'AURENCHE ET BOST EST IMMENSE...
Les écrivains
qui sont venus au dialogue de films ont observé les mêmes impératifs; Anouilh,
entre les dialogues des Dégourdis de la 11e et Un caprice de Caroline chérie,
a introduit dans des films plus ambitieux son univers que baigne une âpreté de
bazar, avec en toile de fond les brumes nordiques transposées en Bretagne (Pattes
blanches). Un autre écrivain, Jean Ferry, a sacrifié à la mode, lui aussi, et
les dialogues de Manon eussent tout aussi bien pu être signés d'Aurenche et Bost
: "Il me croit vierge, et dans le civil, il est professeur de psychologie!" Rien
de mieux à espérer des jeunes scénaristes. Simplement, ils prennent la relève,
se gardant bien de toucher aux tabous. Jacques Sigurd, un des derniers venus au
"scénario et dialogue", fait équipe avec Yves Allégret. Ensemble, ils ont doté
le cinéma français de quelques uns de ses plus noirs chefs-d'oeuvre : Dédée d'Anvers,
Manèges, Une si jolie petite plage, Les Miracles n'ont lieu qu'une fois, La jeune
folle. Jacques Sigurd a très vite assimilé la recette, il doit être doué d'un
admirable esprit de synthèse car ses scénarios oscillent ingénieusement entre
Aurenche et Bost, Prévert et Clouzot, le tout légèrement rajeuni. La religion
n'a jamais de part, mais le blasphème fait toujours timidement son entrée grâce
à quelques enfants-de-Marie ou quelques bonnes-soeurs qui traversent le champ
au moment où leur présence est la plus inattendue (Manèges, Une si jolie petite
plage). La cruauté par quoi l'on ambitionne de " remuer les tripes du bourgeois
" trouva sa place dans des répliques bien senties du genre : " il était vieux,
il pouvait crever " (Manèges). Dans Une si jolie petite plage Jane Marken envie
la prospérité de Berck à cause des tuberculeux qui s'y trouvent : leur famille
vient les voir et ça fait marcher le commerce ! (On songe à la prière du Recteur
de l'Ile de Sein).
Roland Laudenbach, qui semblerait plus doué que la plupart
de ses confrères, a collaboré aux films les plus typiques de cet état d'esprit
: La Minute de vérité, Le Bon Dieu sans confession, La Maison du silence. Robert
Scipion est un homme de lettres doué; il n'a écrit qu'un livre : un livre de pastiches;
signes particuliers : la fréquentation quotidienne des cafés de Saint-Germain-des-Prés,
l'amitié de Marcel Pagliero que l'on nomme le Sartre du cinéma, probablement parce
que ses films ressemblent aux articles des Temps Modernes. Voici quelques répliques
des Amants de Brasmort, film populiste dont des mariniers sont les " héros", comme
les dockers étaient ceux de Un homme marche dans la ville : " Les femmes des amis
c'est fait pour coucher avec. " "Tu fais ce qui te rapporte; pour ça tu monterais
sur n'importe qui, c'est le cas de le dire. "
Dans une seule bobine du film,
vers la fin, on peut entendre en moins de dix minutes les mots de : "grue, putain,
salope, et connerie " est-ce cela le réalisme ?
ON
REGRETTE PREVERT...
A considérer l'uniformité
et l'égale vilénie des scénarios d'aujourd'hui, l'on se prend à regretter les
scénarios de Prévert. Lui croyait au diable, donc en Dieu, et si la plupart de
ses personnages étaient par son seul caprice chargés de tous les péchés de la
création, il y avait toujours place pour un couple sur qui, nouveaux Adam et Eve,
le film terminé, l'histoire allait se mieux recommencer.
REALISME
PSYCHOLOGIQUE, NI REEL, NI PSYCHOLOGIQUE...
Il
n'y a guère que sept ou huit scénaristes à travailler régulièrement pour le cinéma
français. Chacun de ces scénaristes n'a qu'une histoire à raconter et comme chacun
n'aspire qu'au succes des "deux grands", il n'est pas exagéré de dire que les
cent et quelques films français réalisés chaque année racontent la même histoire
: il s'agit toujours d'une victime, en général un cocu. (Ce cocu serait le seul
personnage sympathique du film s'il n'était toujours infiniment grotesque: Blier-Vilbert,
etc.). La rouerie de ses proches et la haine que se vouent entre eux les membres
de sa famille, amène le "héros" à sa perte; l'injustice de la vie, et, en couleur
locale, la méchanceté du monde (les curés, les concierges, les voisins, les passants,
les riches, les pauvres, les soldats, etc.).
Distrayez-vous,
pendant les longues soirées d'hiver, en cherchant des titres de films français
qui ne s'adaptent pas à ce cadre et, pendant que vous y êtes, trouvez parmi ces
films ceux où ne figure pas dans le dialogue cette phrase, ou son équivalent,
prononcée par le couple le plus abject du film: "C'est toujours eux qui ont l'argent
(ou la chance, ou l'amour, ou le bonheur), ah ! c'est trop injuste à la fin".
Cette école qui vise au réalisme le détruit toujours au moment même de le capter
enfin, plus soucieuse qu'elle est d'enfermer les êtres dans un monde clos, barricadé
par les formules, les jeux de mots, les maximes, que de les laisser se montrer
tels qu'ils sont, sous nos yeux. L'artiste ne peut dominer son oeuvre toujours.
Il doit être parfois Dieu, parfois sa créature. On connaît cette pièce moderne
dont le personnage principal, normalement constitué lorsque sur lui se lève le
rideau, se retrouve cul-de-jatte à la fin de la pièce, la perte successive de
chacun de ses membres ponctuant les changements d'actes. Curieuse époque où le
moindre comédien raté use du mot kafkaïen pour qualifier ses avatars domestiques.
Cette forme de cinéma vient tout droit de la littérature moderne, mi-"kafkaïenne",
mi-bovaryste ! Il ne se tourne plus un film en France que les auteurs ne croient
refaire Madame Bovary. Pour la première fois dans la littérature française, un
auteur adoptait par rapport à son sujet l'attitude lointaine, extérieure, le sujet
devenant comme l'insecte cerné sous le microscope de l'entomologiste. Mais si,
au départ de l'entreprise, Flaubert avait pu dire : "Je les roulerai tous dans
la même boue - étant juste" (ce dont les auteurs d'aujourd'hui feraient volontiers
leur exergue), il dut déclarer après coup : "Madame Bovary c'est moi" et je doute
que les mêmes auteurs puissent reprendre cette phrase et à leur propre compte
!
MISE EN SCENE, METTEUR EN
SCENE, TEXTES...
L'objet de ces notes se
limite à l'examen d'une certaine forme de cinéma du seul point de vue des scénarios
et des scénaristes. Mais il convient, je pense, de bien préciser que les metteurs
en scène sont et se veulent responsables des scénarios et dialogues qu'ils illustrent.
Films de scénaristes, écrivais-je plus haut, et ce n'est certes pas Aurenche et
Bost qui me contrediront. Lorsqu'ils remettent leur scénario, le film est fait;
le metteur en scène, à leurs yeux, est le monsieur qui met des cadrages là-dessus...
et c'est vrai, hélas ! J'ai parlé de cette manie d'ajouter partout des enterrements.
Et pourtant la mort est toujours escamotée dans ces films. Souvenons-nous de l'admirable
mort de Nana ou d'Emma Bovary, chez Renoir; dans La Pastorale, la mort n'est qu'un
exercice de maquilleur et de chef opérateur; comparez un gros plan de Michèle
Morgan morte dans La Pastorale, de Dominique Blanchard dans Le Secret de Mayerling
et de Madeleine Sologne dans L'Eternel retour: c'est le même visage ! Tout se
passe après la mort.
Citons enfin cette déclaration de Delannoy qu'avec perfidie
nous dédions aux scénaristes français: Quand il arrive que des auteurs de talent,
soit par esprit de lucre, soit par faiblesse, se laissent aller un jour à écrire
pour le cinéma, ils le font avec le sentiment de s'abaisser. Ils se livrent plus
à une curieuse tentative vers la médiocrité, soucieux qu'ils sont de ne pas compromettre
leur talent, et certains que, pour écrire cinéma, il faut se faire comprendre
par le bas. (La Symphonie pastorale ou L'Amour du métier, revue Verger, novembre
1947). Il me faut sans attendre dénoncer un sophisme qu'on ne manquerait pas de
m'opposer en guise d'argument: " Ces dialogues sont prononcés par des gens abjects
et c'est pour mieux stigmatiser leur vilénie que nous leur prêtons ce dur langage.
C'est là notre façon d'être des moralistes. " A quoi je réponds: il est inexact
que ces phrases soient prononcées par les plus abjects des personnages.
Certes,
dans les films " réalistes psychologiques " il n'y a pas que des êtres vils, mais
tant se veut démesurée la supériorité des auteurs sur leurs personnages que ceux
qui d'aventure ne sont pas infâmes, sont au mieux infiniment grotesques. Enfin,
ces personnages abjects, qui prononcent des phrases abjectes, je connais une poignée
d'hommes en France qui seraient incapables de les concevoir, quelques cinéastes
dont la vision du monde est au moins aussi valable que celle d'Aurenche et Bost,
Sigurd et Jeanson. Il s'agit de Jean Renoir, Robert Bresson, Jéan Cocteau, Jacques
Becker, Abel Gance, Max Ophuls, Jacques Tati, Roger Leenhardt; ce sont pourtant
des cinéastes français et il se trouve - curieuse coïncidence - que ce sont des
auteurs qui écrivent souvent leur dialogue et quelques-uns inventent eux-mêmes
les histoires qu'ils mettent en scène.
ON
ME DIRA ENCORE...
" Mais pourquoi - me dira-t-on
- pourquoi ne pourrait-on porter la même admiration à tous les cinéastes qui s'efforcent
d'oeuvrer au sein de cette Tradition et de la Qualité que vous gaussez avec tant
de légèreté ? Pourquoi ne pas admirer autant Yves Allegret que Becker, Jean Delannoy
que Bresson, Claude Autant-Lara que Renoir ? " Eh bien je ne puis croire à la
co-existence pacifique de la Tradition de la Qualité et d'un cinéma d'auteurs.
Au fond Yves Allegret, Delannoy ne sont que les caricatures de Clouzot, de Bresson.
Ce n'est pas le désir de faire scandale qui m'amène à déprécier un cinéma si loué
par ailleurs. Je demeure convaincu que l'existence exagérément prolongée du réalisme
psychologique est la cause de l'incompréhension du public devant des oeuvres aussi
neuves de conception que Le Carrosse d'or, Casque d'or, voire Les Dames du Bois
de Boulogne et Orphée.
Vive l'audace certes, encore faut-il la déceler où
elle est vraiment. Au terme de cette année 1953, s'il me fallait faire une manière
de bilan des audaces du cinéma français, n'y trouveraient place ni le vomissement
des Orgueilleux, ni le refus de Claude Laydu de prendre le goupillon dans Le Bon
Dieu sans confession, non plus les rapports pédérastiques des personnages du Salaire
de la peur, mais bien plutôt la démarche de Hulot, les soliloques de la bonne
de La Rue de l'Estrapade, la mise en scène du Carrosse d'or, la direction d'acteurs
dans Madame de, et aussi les essais de polyvision d'Abel Gance. On l'aura compris,
ces audaces sont celles d'hommes de cinéma et non plus de scénaristes, de metteurs
en scène et non plus de littérateurs Je tiens par exemple pour significatif l'échec
qu'ont rencontré les plus brillants scénaristes et metteurs en scène de la Tradition
de la Qualité lorsqu'ils abordèrent la comédie: Ferry- Clouzot: Miquette et sa
mère, Sigurd-Boyer: Tous les chemins mènent à Rome, Scipion-Pagliero: La Rose
rouge, Laudenbach- Delannoy: La Route Napoléon, Aurenche-Bost-Autant-Lara: L'Auberge
rouge ou si l'on veut Occupe-toi d'Amélie. Quiconque s'est essayé un jour à écrire
un scénario ne saurait nier que la comédie est bien le genre le plus difficile,
celui qui demande le plus de travail, le plus de talent, le plus d'humilité aussi.
TOUS DES BOURGEOIS...
Le trait dominant du réalisme psychologique est sa
volonté anti-bourgeoise. Mais qui sont Aurenche et Bost, Sigurd, Jeanson, Autant-Lara,
Allegret, sinon des bourgeois, et qui sont les cinquante mille nouveaux lecteurs
que ne manque pas d'amener chaque film tiré d'un roman, sinon des bourgeois ?
Quelle est donc la valeur d'un cinéma anti-bourgeois fait par des bourgeois, pour
des bourgeois ? Les ouvriers, on le sait bien, n'apprécient guère cette forme
de cinéma même lorsqu'elle vise à se rapprocher d'eux. Ils ont refusé de se reconnaître
dans les dockers d'Un homme marche dans la ville comme dans les mariniers des
Amants de bras-mort. Peut-être faut-il envoyer les enfants sur le palier pour
faire l'amour, mais leurs parents n'aiment guère à se l'entendre dire, surtout
au cinéma, même avec "bienveillance". Si le public aime à s'encanailler sous l'alibi
de la littérature, il aime aussi à le faire sous l'alibi du social. Il est instructif
de considérer la programmation des films en fonction des quartiers de Paris. On
s'aperçoit que le public populaire préfère peut-être les naïfs petits films étrangers
qui lui montrent les hommes " tels qu'ils devraient être " et non pas tels qu'Aurenche
et Bost croient qu'ils sont.
COMME
ON SE REFILE UNE BONNE ADRESSE...
Il est
toujours bon de conclure, ça fait plaisir à tout le monde. Il est remarquable
que les " grands " metteurs en scène et les " grands " scénaristes ont tous fait
longtemps des petits films et que le talent qu'ils y mettaient ne suffisait pas
à ce qu'on les distinguât des autres (ceux qui n'y mettaient pas de talent). Il
est remarquable aussi que tous sont venus à la qualité en même temps, comme on
se refile une bonne adresse. Et puis un producteur - et même un réalisateur -
gagne plus d'argent à faire Le Blé en herbe que Le Plombier amoureux. Les films
" courageux " se sont révélés très rentables. La preuve: un Ralph Habib renonçant
brusquement à la demi-pornographie, réalise Les Compagnes de la nuit et se réclame
de Cayatte.
Or, qu'est-ce qui empêche les André Tabet, les Companeez, les
Jean Guitton, les Pierre Véry, les Jean Laviron, les Ciampi, les Grangier de faire,
du jour au lendemain, du cinéma intellectuel, d'adapter les chefs-d'oeuvre (il
en reste encore quelques-uns) et, bien sûr, d'ajouter des enterrements un peu
partout ? Alors ce jour-là nous serons dans la " tradition de la qualité " jusqu'au
cou et le cinéma français, rivalisant de " réalisme psychologique ", d'" âpreté
", de " rigueur ", d'" ambiguïté ", ne sera plus qu'un vaste enterrement qui pourra
sortir du studio de Billancourt pour entrer plus directement dans le cimetière
qui semble avoir été placé à côté tout exprès pour aller plus vite du producteur
au fossoyeur. Seulement, à force de répéter au public qu'il s'identifie aux "
héros " des films, il finira bien par le croire, et le jour où il comprendra que
ce bon gros cocu aux mésaventures de qui on le sollicite de compatir (un peu)
et de rire (beaucoup) n'est pas comme il le pensait son cousin ou son voisin de
palier mais lui- même, cette famille abjecte, sa famille, cette religion bafouée,
sa religion, alors ce jour-là il risque de se montrer ingrat envers un cinéma
qui se sera tant appliqué à lui montrer la vie telle qu'on la voit d'un quatrième
étage de Saint-Germain-des- Prés.
Certes, il me faut le reconnaître, bien
de la passion et même du parti pris présidèrent à l'examen délibérément pessimiste
que j'ai entrepris d'une certaine tendance du cinéma français. On m'affirme que
cette fameuse école du réalisme psychologique "devait exister pour que puissent
exister à leur tour Le Journal d'un curé de campagne, Le Carrosse d'or, Orphée,
Casque d'or, Les Vacances de Monsieur Hulot. Mais nos auteurs qui voulaient éduquer
le public doivent comprendre que peut-être ils l'ont dévié des voies primaires
pour l'engager sur celles, plus subtiles, de la psychologie, ils l'on fait passer
dans cette classe de sixième chère à Jouhandeau mais il ne faut pas faire redoubler
une classe indéfiniment !"
L'article
mythique de François Truffaut: "Une certaine tendance du cinéma français"
paru dans le No 31 des Cahiers
du Cinéma (janvier 54)
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L'article
mythique de François Truffaut: "Une certaine tendance du cinéma français"
paru dans le No 31 des Cahiers
du Cinéma (janvier 54)
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